Depuis mon précédent déplacement en avril dernier, dans le cadre d’une mission sénatoriale, dans ce petit pays anglophone d’Amérique… latine, je ne cesse de pester contre la cécité française et notre incapacité à agir pour s’investir dans ce petit pays plein d’avenir, ne serait-ce qu’au travers de la basique ouverture d’une ambassade. En effet, la parodie de referendum organisé au Venezuela le 3 décembre dernier, visant à essayer de donner une légitimité au rattachement de la province de l’Essequibo (représentant les deux tiers de la superficie du Guyana) a découplé ma volonté d’y retourner pour mieux comprendre et surtout voir sur place ce qu’il s’y passait.
Il y a deux catégories de parlementaires, ceux qui ont la chance d’être dotés d’une grande intelligence conceptuelle, qui fait qu’avec l’analyse d’un rapport, la lecture de deux articles, et après trois coups de fil, ils ont “tout compris” des problèmes et des enjeux et peuvent même vous faire une conférence “magistrale” sur le sujet. Il y a les autres, les “besogneux”, ceux qui ont besoin de se rendre sur place pour voir, écouter, comprendre, analyser, toucher les réalités du terrain. Visiblement je fais partie de cette seconde catégorie.
Après avoir émis l’hypothèse de m’y rendre avant les fêtes, c’est tout début janvier que nous décidions avec mon collègue et ami sénateur de Charente François BONNEAU d’y aller. Pourquoi s’y rendre avec lui et pas un autre ? Tout simplement parce qu’après mes deux déplacements sur la ligne de front en Ukraine en 2023, c’est le premier à avoir demandé à m’accompagner pour un prochain déplacement de terrain. Comme il est courageux et n’a pas peur d’une certaine rusticité, et qu’en qualité de collègue de la Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, il partage mes préoccupations sur les enjeux géopolitiques et stratégiques du moment, nous décidions d’unir nos destins pour cette nouvelle aventure.
Lundi 8 janvier 2024, vers midi, nous voilà tous deux embarqués pour un long voyage de près de 20h (escale à Panama comprise), en direction de Georgetown. Pour être honnête avec vous, l’avion n’est pas l’endroit où je dors le mieux. J’en ai donc profité, par courtoisie républicaine, pour écrire un message à Mme la Ministre des Affaires étrangères (à l’époque, Madame Colonna) afin qu’elle soit informée de notre initiative et de notre démarche. Voici le texte adressé :
« Madame la ministre
À plusieurs reprises j’ai attiré votre attention sur la situation au Guyana et plus particulièrement sur selon nous l’impérieuse nécessité d’ouvrir rapidement une ambassade dans ce pays (Nous sommes le seul pays membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU à ne pas y être présent diplomatiquement) et aux perspectives impressionnantes qui en fera un des plus riches et dynamiques d’Amérique Latine sous peu.
Le Guyana est au cœur de tensions géopolitiques régionales plus particulièrement depuis que d’importants gisements de pétrole ont été découverts dans la province de l’Essequibo.
Dans ce cadre je voulais vous informer que profitant des vacances parlementaires et en ma qualité de président de l’Alliance centriste je vais, en compagnie de mon collègue et ami François Bonneau sénateur de Charente, me rendre cette semaine au Guyana afin d’apporter un soutien clair et formel aux autorités de ce pays face au risque d’agression de son puissant voisin Vénézuélien.
M’étant déjà rendu sur place mi avril, avec une délégation sénatoriale, nous avions pu constater combien la France était attendue mais peu présente dans ce pays pourtant voisin de la Guyane. Notre visite vise à appuyer la modeste mais très active communauté Française sur place mais aussi et surtout à soutenir cette démocratie face aux menaces du Venezuela. Nous souhaitons aussi symboliquement envoyer un message fort de soutien à l’intégrité territoriale du Guyana et au respect des frontières reconnues ainsi que du droit international.
Nous avons conscience du caractère particulier de ce déplacement mais nous en assumons les conséquences tant nous pensons que la « diplomatie parlementaire » peut et doit être un outil complémentaire du rayonnement de notre pays.
Dés notre retour nous ne manquerons pas de solliciter une entrevue afin de vous faire un compte rendu exhaustif de notre visite et des leçons selon nous à en tirer.
Bien cordialement,
Philippe FOLLIOT
Sénateur du Tarn
Membre de la commission des affaires étrangères et de la défense. »
Compte tenu du décalage horaire, c’est à deux heures du matin (heure locale, +7h de Paris) que nous atterrissons à destination, et après formalités douanières et transports, nous arrivons à trois heures du matin à la chambre d’hôte réservée. Moins de deux heures après, à cinq heures du matin, en tenue de terrain adéquate et légère, départ direction l’aéroport régional pour décoller vers Mabaruma, chef-lieu de la région 1, la plus occidentale du pays, la plus frontalière avec le puissant voisin Vénezuelien, au coeur de la convoitée région de l’Essequibo. C’est là que se forme la délégation, composée au-delà du sénateur François BONNEAU, et de moi-même, d’un grand reporter du quotidien Le Figaro, Adrien JAULMES, du consul honoraire de France au Guyana et directeur de la société française Amcar, Jean-François GEREIN, de Christine SUREAU, cheffe d’entreprise franco-guyanaise et épouse de Christophe SUREAU, président d’Amcar, et de Pierre GATTES, jeune chef d’entreprise. Je passe sur les détails un peu exotiques des préparatifs au voyage (pesée des bagages… et des passagers) avions monomoteur de douze place sans copilote, mais une heure après, vers sept heure et demi du matin, nous nous posions sans encombre sur la piste en terre de Mabaruma.
Direction Kumaka, port fluvial de la petite capitale régionale (3 000 habitants), pour nous rendre en pirogue à Drum Hill où se trouve l’usine de la société française Amcar. Après deux bonnes heures de navigation nous arrivons sur place, un peu au milieu de nulle part. Entouré de forêts, ce site n’a pas de routes d’accès, et nous comprenons mieux que le véritable cordon ombilical économique et social du territoire est la rivière Aruka. Fondée il y a une cinquantaine d’années par un aventurier français, M. Saint-Armand, cette entreprise qui à ce jour comporte 70 salariés produit chaque année 480 tonnes de coeur de palmier. Du produit brut, le cabbage (coeur de palmier), jusqu’au produit fini en bocal ou boîte de conserve, le processus de préparation du coeur de palmier n’a presque plus aucun secret pour nous. J’insiste sur le fait que les produits de cette entreprise sont certifiés bio, mais surtout, que l’on est dans une profonde logique de développement durable puisque les tiges de palmier sont découpées dans la forêt primaire par des amérindiens et font vivre près de 400 familles dans une région particulièrement isolée et difficile.
Je dois vous avouer que nous avons été aussi impressionnés par toute l’organisation logistique mise en place avec des bateaux qui parcourent l’Aruka et ses affluents sur des dizaines et des dizaines de kilomètres dans un ballet particulièrement bien huilé, car les bateaux qui vont récupérer la matière première servent aussi “d’épicerie flottante” pour ravitailler les populations. Nous parlons de logistique impressionnante car il faut savoir que quand le coeur de palmier est coupé, il ne reste que 72h pour le transporter jusqu’à l’usine, le préparer, puis le conditionner. C’est une certaine fierté que nous avons ressentie en voyant qu’au coeur de l’Amérique latine dans un pays anglophone, c’est une entreprise française qui fait vivre des centaines de famille, qui sans cela seraient déshéritées, le tout dans une démarche et stratégie de développement durable particulièrement exemplaire. Il est à noter qu’autour de M. Andy PIERRE, directeur d’exploitation, tous les cadres, agents de maîtrise et salariés, sont tous guyaniens, et quasiment tous amérindiens.
Dans l’après-midi, nous nous sommes rendus dans l’école Saint-Ninan’s, dans le village de Red Hill, situé à une dizaine de minutes en pirogue de l’usine. Ce fut une surprise que de voir cette école, qui nous apparue très bien tenue, avec les gamins en uniforme, issus des communautés amérindiennes Arawak, Carib, ou Waurau. Après un échange avec le directeur, qui nous a confirmé que l’obligation scolaire était à trois ans et demi, et nous a fait part des projets et des éléments pédagogiques, nous avons essayé d’échanger de dialoguer avec les enfants. Avec François, à l’aide d’un globe terrestre, nous avons essayé d’improviser un petit cours de géographie pour leur expliquer d’où nous venions (la France hexagonale), mais leur dire aussi que notre pays était très proche du leur par la Guyane française. Une remise de stylos de et bombons avant la photo de groupe a ponctué ce moment, qui restera à jamais gravé dans nos mémoires.
Retour vers l’usine où nous avons logé, dans un environnement assez simple, dans lequel, à ma grande surprise et satisfaction nous n’avons pas subi les attaques de hordes moustiques que je craignais. Le dîner fut l’occasion d’échanges sur les enjeux de l’entreprise, ses stratégies de développement durable (projet de création de nouveaux bâtiments avec toitures photovoltaïques et projets de diversification dans l’ananas, le gingembre, le turum, les chips de manioc, du taro, etc. qui montre le grand dynamisme de cette société. Vu la courte nuit précédente, la fatigue accumulée, et au regard d’un départ prévu le lendemain matin à six heures, dès vingt et une heures, tant François que moi-même étions déjà dans les “bras de Morphée”.
Après un solide petit-déjeuner autour de produits locaux, nous embarquions dans notre pirogue pour faire à sens inverse le chemin de la veille afin de retourner à Mabaruma. Tout au long du voyage, très belles leçons d’humanité de la part des amérindiens, qui, de leurs petites maisons sur pilotis près de la rivière ou sur leurs canaux, ne manquaient jamais de saluer les étrangers que nous étions, tout comme les enfants agglutinés dans des pirogues-transports scolaires vêtus de leurs beaux uniformes allaient joyeusement à l’école. À l’arrivée au port fluvial de Mabaruma, nous regardions un bateau de transport récemment offert par l’Inde mais visiblement pour lequel les avis étaient contrastés, car, notamment pour le transport des marchandises, peu adaptés aux contraintes du territoire.
Nous nous rendons au bâtiment administratif du territoire (une sorte d’hôtel de ville) pour un échange avec le regional chairman, M. BRANTON Ashley, avec lequel nous avons échangé sur les enjeux du territoire et les conséquences des menaces proférées par le Vénézuela à leur encontre. Les questions migratoires ont aussi longuement été abordées.
Après un sympathique déjeuner dans le restaurant “gastronomique” du coin, où tournait en boucle, sur la demi-douzaine d’écrans télés accrochés au mur, des images de matchs de cricket, à moins que ce ne soit du baseball, mais pour tout vous dire il m’est difficile de faire la différence. Ensuite, nous embarquions dans un minivan assez antique, pour nous rendre via des pistes quelque peu cabossées vers la frontière.
Avant d’arriver au village de Yarakita, nous avons fait les salutations d’usage et eu un long échange avec le maire, chef de tribu, M. DELON Emanuel. Puis, nous nous sommes rendus au bord de la Yarakita Creek, la petite rivière qui mène à la frontière vénézuelienne située à 3km de là. Une remarque tactique, quand on entend M. Maduro qu’il masse des troupes et des chars à la frontière, nous imaginons difficilement des engins lourds pouvoir pénétrer dans cette forêt dense où il n’y a pas de routes mais que des cours d’eau. Nous avons profité de ce moment et de cet endroit pour échanger avec des familles de réfugiés amérindiens-vénézuéliens, qui étaient là depuis cinq ans et qui visiblement n’avaient pas envie de retraverser la frontière, mais souhaitaient… une régularisation de leurs papiers. Quand on pense que, selon le maire, le village de Yarakita, qui a 900 habitants, auxquels s’ajoutent 380 réfugiés, nous sommes marqués par le sens de l’accueil et la cohabitation visiblement sans heurts et problèmes entre locaux et réfugiés. En gros, les Vénézueliens des villes vont à Georgetown, avec la volonté au bout de sept ans d’obtenir des papiers de régularisation qui leur permettront d’émigrer vers les États-Unis et le Canada, les immigrés Vénézueliens amérindiens eux préférant rester sur place et étant très sensibles au fait que les autorités guyaniennes fassent avec leurs moyens de leur mieux pour les accueillir et plus particulièrement pour assurer aux enfants une scolarité la plus normale qu’il soit possible. Avant de partir, nous nous arrêtons à l’épicerie du village, dans laquelle nous avons une longue discussion avec l’épicier, qui nous a expliqué qu’après avoir vécu ailleurs il était revenu dans ce village, qui semblerait être celui de sa femme et nous indiquait que sa position de noir, et non d’amérindien, était quelque peu atypique dans ces lieux. Une discussion d’ordre politique et géopolitique s’engagea avec lui, et si certaines de ses analyses sur le conflit ukrainien, sur Trump, voire sur la guerre Israël-Hamas, paraissaient non dénués d’à propos, le fait qu’il ne connaisse même pas l’existence de la Guyane française m’a quelque peu désarçonné.
Nous remontions dans nos véhicules pour nous rendre dans un autre village frontalier, Whitewater, village lui aussi d’amérindiens, qui nous a paru moins bien tenu, beaucoup plus sale que le précédent et pour lequel nous étions en bout de route. Nous sommes arrivés près de la rivière qui, nous a-t-on dit, desservait un poste avancé de l’armée guyanienne, visiblement composé d’une vingtaine de soldats, dont on pourrait penser que le campement situé à quelques centaines de mètres de la frontière, doit être quelque peu sommaire. Nous sommes loin des enjeux logistiques et organisationnels dont nous parlons souvent au sein de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN… Après cela, nous nous sommes rapprochés de Mabaruma, où nous devions prendre un avion très tôt le lendemain afin de passer une soirée-étape au grand hôtel de la région, à la décoration désuète, mais avec douche et toilette dans la chambre, ce qui nous a changé et nous a permis -pour reprendre le langage militaire- de faire une remise en condition avant un simple et frugal dîner et un coucher à des heures des plus raisonnables.
Jeudi matin, retour à l’aéroport (pas encore international !) de Mabaruma, et embarquement pour Georgetown dans notre petit coucou où nous avons eu comme copilote nul autre que mon collègue et ami François Bonneau, dont les connaissances en aéronautique sont à peu près égales aux miennes ! Heureusement, le pilote était bon et nous sommes arrivés à la capitale à l’heure prévue et sans encombre.
Après deux heures passées à la chambre d’hôte de la capitale pour nous changer, nous voilà partis pour toute une série de rencontres officielles. Tout d’abord, c’est avec le Chef d’état-major des armées que nous avons un long et instructif échange sur les enjeux sécuritaires face aux menaces vénézuéliennes, sur la coopération militaire bilatérale franco-guyanienne, plus particulièrement en matière d’échanges et de formations. À l’issue, il est convenu que lors de sa prochaine visite à Paris pour l’Eurosatory 2024, nous ferions le nécessaire pour lui faciliter une rencontre avec le Chef d’état-major des armées françaises. À l’heure du déjeuner, nous avons eu un long échange avec le professeur Karl B. Guerridge en charge des discussions pour la délégation guyanienne dans le contentieux pendant à la Cour internationale de justice. Il nous a longuement développé tous les arguments relatifs au caractère infondé des demandes vénézuéliennes, sachant qu’une Cour d’arbitrage s’est déjà prononcée, et qu’il lui paraît inconcevable de remettre en cause l’autorité de la chose jugée. Par ailleurs, il nous apprend que le mot “Essequibo“, donnant le nom au fleuve et à la région éponymes, n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser, un nom espagnol, mais un nom amérindien. Ce qui symboliquement renforce singulièrement la position du Guyana.
Juste après, c’est le départ pour la présidence de la République, où, après avoir répondu lors d’une entrevue exclusive pour Le Figaro, le président nous a longuement reçu pour un échange approfondi sur la situation. Tout d’abord, il a exprimé en son nom propre et au nom du peuple guyanien toute sa gratitude pour notre visite dans l’Essequibo. “C’est dans les moments difficiles que l’on reconnaît ses vrais amis” a t-il ajouté. Très volontaire pour éviter toute perspective de conflit, néanmoins, il rappelle son attachement et celui de son pays au respect du droit international, aux frontières reconnues, et de l’intégrité territoriale des pays. Aussi sérieux que décontracté, cet échange a impressionné les parlementaires, de par la liberté de ton du président.
Ensuite, ce fut une rencontre avec le truculent directeur de la sécurité nationale qui n’a pas manqué de traits d’humour mais aussi le caractère sérieux et prospectif de ses analyses, qui a bien des égards ont corroboré notre perception de la situation sur le terrain. Un détour au Parlement nous a permis d’avoir un échange positif et constructif visant à mettre en avant la diplomatie parlementaire avec la Vice-présidente.
À l’invitation des deux parlementaires, une rencontre avec quelques membres de la communauté française a ponctué cette visite. Puis, ce fut les préparatifs de départ pour le long chemin de retour vers la France, ponctué par une escale de 14h à Panama permettant de faire un rapide tour en ville.
Samedi après-midi, arrivée dans la froideur parisienne, quelque peu fatigués mais particulièrement satisfaits de ce déplacement.