MAGNIT (ou le récit d’une soirée au cœur du Donbass en Ukraine)

Il est des moments dans une vie parlementaire, ou dans une vie tout court, qui marquent plus que d’autres. Je vous ai certainement relaté de ces moments avec nos militaires en OPEX en Afghanistan, « l’ivresse » d’un rase-motte tactique en Caracal, la singularité d’un parcours en VAB entre des FOB, le privilège d’une participation à des tirs d’entrainement, un lever glacial sous les roquettes à Tagab… Je vous ai aussi probablement conté une nuit étoilée de traque de djihadistes au cœur du Sahara, avec les volontaires du « Grand Huit », mais aujourd’hui, je voudrais vous parler d’une simple soirée, d’un moment aussi atypique que banal, aussi simple qu’exceptionnelle que j’ai passé ce mercredi 1er février à quelques kilomètres de la ligne de front, près de Donetsk, au cœur du Donbass, à l’épicentre du conflit Russo-Ukrainien.

Nous étions là, avec mon collègue et ami, le député ukrainien Yehor Cherniev, chef de la délégation-associée de son pays à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, les visiteurs du soir d’une section de valeureux combattants ukrainiens dans leur datcha réquisitionnée pour l’occasion.

Que l’on se comprenne bien, il ne s’agit pas de datchas « à la Poutine », faites de luxe et de raffinement financés au titre d’une prévarication sans limites mais d’une simple et dirais-je crasseuse maisonnette, sans eau courante, sans toilettes si ce n’est un petit cabanon au fond du jardin, sans salle de bain, avec comme seul confort, si utile par ces températures quasi sibériennes, un poêle antique à bois qui sert de cuisinière et de chauffage.

La datcha est un véritable capharnaüm où se côtoient de la vaisselle dépareillée, des vivres, des armes, des munitions, des lits de camp, des effets personnels et… une chatte et ses trois petits qui sautent partout, heureux, complètement insensibles à la dureté des lieux et des moments. À cela s’ajoute une belle touche d’humanité, les murs sont tapissés de dessins d’enfants à la gloire des combattants qui me rappellent ceux envoyés par écoliers du Tarn vus dans les casernements des marsouins du 8ème RPIMa de Castres, en vallée afghane du Kapisa.

Le poêle a craché ses calories pour réchauffer l’atmosphère et un peu de suie pour noircir les toiles d’araignées, improbables dentelles sombres qui donnent une touche de lugubre au décor. Le « festin du soir », c’est un excellent saucisson de Lacaune que j’avais apporté et un ragout de lapin, à la fraicheur garantie car tué à proximité le matin même, le tout agrémenté de quelques pommes de terre et d’herbes dont je ne me souviens plus le nom, aussi épicé qu’elles !

Il y a tout d’abord celui que nous allons appeler Boris qui ce soir-là était gai et quelques peu volubile. Il avait de quoi c’était son anniversaire « 38 ans » nous dit-il sous ses traits fatigués qui lui en donnaient dix de plus.

Il a bu, bien bu, pas du cognac que j’avais dégoté mais de la « gnôle de sa belle-mère » que nous avons goutée, ou plutôt ingurgitée à la santé de Boris ou de sa belle-mère, des deux certainement. Les vapeurs d’alcool dilatent les pupilles comme elles grisent pudeur et timidités, elles ouvrent les coeurs aussi face à cet « OVNI en face d’eux », un sénateur venu de la lointaine France.

Boris sourit mécaniquement, il parle de sa fatigue, de la nostalgie de sa famille qu’il n’a pas vu depuis trop longtemps et de cette guerre, qu’ils ne savent pas encore s’ils vont la gagner vite, mais qu’ils sont certains de ne pas pouvoir la perdre.

Loin de lui l’idée de mettre en avant la liberté, la démocratie, les valeurs, non lui il se bat pour son pays, certes, mais surtout pour les « femmes et enfants qui sont derrière », pour tous peut-être mais pour les siens assurément.

Il est un peu en retrait derrière Boris mais on sent que son ombre tutélaire porte sur le groupe car à un moment ou à un autre tous les regards se tournent vers lui, même s’ils sont tous égaux soldats de l’ombre, fantassins des tranchées, pas même « un sous off » parmi eux mais malgré tout s’il n’est pas chef c’est un meneur. « Magnit », c’est son nom de guerre, est là, frêle, au regard dur et tendre à la fois… C’est un ancien de la guerre de 2014 (aux côtés de Yehor !) il est le plus âgé du groupe, bientôt la soixantaine, mais lui c’est un Monsieur, un « seigneur des classes populaires », un de ces hommes qui se lève et fédère autour de lui dans ces moments aussi impitoyables que déroutants. C’est lui qui ce soir-là règne sur l’âtre et la popote, il prépare et mijote, ce qui contribue à son aura vis à vis du groupe, comme il dit, « il faut des protéines ».

C’est grâce à son Doudou, son talisman, son porte-bonheur, une petite peluche éborgnée qui ne le quitte jamais, accroché tel un bébé kangourou à une poche ventrale de son treillis, « cadeau de mon petit-fils de cinq ans » que nous en savons un peu plus sur lui. Avant, il y a longtemps, trop longtemps pour lui, dans une autre vie il y a… huit mois à peine, il était artiste sculpteur près de Kiev, membre de cette minorité russophone que Poutine voulait soi-disant « libérer du joug nazi », loin de la guerre et de la politique. Il était entièrement absorbé par son travail et par sa passion qui consistait à ratisser avec « une poêle à frire » sa région pour y récupérer des métaux, sur les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale pour peut-être façonner des sculptures, symboles de paix… d’où son nom de guerre, Magnit.

De lui finalement, on n’en saura guère plus si ce n’est qu’il est l’un des survivants de la section même si cela n’est pas représentatif, tant cette unité s’est trouvée plus particulièrement exposée en première ligne. En mai ils étaient 30, aujourd’hui ils ne sont plus que 8 ! Trente, huit. Vous avez bien lu, vingt-deux en moins, majoritairement blessés, certains disparus, d’autres prisonniers, ou, pour quelques-uns d’entre eux, morts au combat. De Magnit, on a appris par ses camarades qu’il avait fait preuve d’un courage extraordinaire, qu’il avait, lors d’une offensive, neutralisé à lui seul deux blindés russes avec son lance-roquettes, et survécu à une confrontation à bout portant. Lui ou moi, finalement c’est lui, le Russe, qui a trépassé, Magnit aurait même récupéré le passeport de l’agresseur avec peut-être l’idée cachée, un jour après la guerre, de le renvoyer à la famille avec un mot, voire un poème, pour dire qu’il n’a pas voulu cela.

Non, il n’a pas voulu cela, l’Ukraine n’a pas voulu cela, peut-être pas plus certainement que nombre de conscrits russes entrainés par la folie de leur président. Lui, il aurait préféré continuer à vivre auprès des siens, de sa famille, de ses amis, de ses œuvres, de ses projets. Aujourd’hui, son projet, leur projet, c’est de survivre, c’est de tenir dans l’enfer des tranchées. Le froid, la puanteur, la boue qui s’infiltre partout, les terribles rats qui grouillent et qui dévorent tout, le bruit, la terreur de cette pluie d’obus qui s’abat, puis la fureur des assauts d’inlassables vagues « de chair à canon » qu’il faut contenir puis repousser. Voilà le quotidien de ces hommes pendant dix jours sans discontinuer avant d’aller se reposer une courte semaine dans les datchas disséminées à quelques lieues du front, pour essayer de panser les plaies, soutenir les souffrances autant morales que physiques de ces braves, de ces héros. Ils nous rappellent l’horreur de la Première guerre mondiale, qui a tant marqué notre pays, nos familles, l’enfer des tranchées c’est aujourd’hui leur quotidien.

En France, ne portons pas au paroxysme nos problèmes du moment, nos divisions, nos réformes et contre-réformes, pensons aussi et surtout à ce qu’ils endurent, à ce qu’ils vivent, pour eux, certes, mais pour nous aussi. Pour notre vision du monde, pour notre liberté, ce qui devrait nous amener in fine à relativiser bien des choses, bien des tracas et des rancoeurs…

Autant que pour des raisons stratégiques, géopolitiques et idéologiques, par principe, nous avons un devoir moral de les aider, de soutenir nos amis ukrainiens, car ils sont victimes, à l’image de Magnit et de ses amis. Ils n’ont pas demandé à être là, ils sont, leur pays est victime d’une abominable agression contraire à tous les principes du droit international de la part de la Russie de Poutine. Alors qu’après la première agression de 2014 collectivement, et moi le premier, nous n’avons pas voulu voir la réalité des choses et traiter comme il se doit ce coup de couteau à l’intégrité et à l’indépendance d’un pays internationalement reconnu nous avons par notre cécité laissé la folie prospérer au Kremlin et maintenant nous en payons le prix, économiquement pour nous, par les larmes et le sang versé pour eux.

Après la défaite en juin 40, face à l’agression nazie, le général De Gaulle s’est levé pour défendre notre pays, notre liberté, nos valeurs et avec l’appui des alliés américains et anglais de l’époque, il a pu relever ce défi pour la victoire finale et redonner le sens de l’honneur et de la grandeur à la France. Aujourd’hui, nous sommes les alliés moralement obligés et volontaires de nos frères d’armes ukrainiens, et plus que jamais maintenant, oui maintenant, et pas demain, car demain, il sera trop tard. Nous avons ce devoir MORAL de les aider de toutes nos forces et de les soutenir de tous nos moyens. C’est notre devoir et ce sera notre HONNEUR.

Amitiés,

Philippe Folliot

MAGNIT (ou le récit d’une soirée au cœur du Donbass en Ukraine)