Le 18 février dernier, Philippe FOLLIOT est intervenu à la tribune de l’Assemblée nationale lors de la discussion générale sur la proposition de résolution relative aux enfants réunionnais placés en métropole dans les années 1960 et 1970, présentée par Monsieur Bruno Le ROUX et plusieurs de ses collègues socialistes. Lire son intervention ci-dessous :
Monsieur Philippe FOLLIOT. Monsieur le président, madame la ministre déléguée, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’histoire des enfants réunionnais placés en métropole dans les années 1960 et 1970 est l’expression de la culture républicaine d’un temps et d’un lieu donnés. Et le cours de l’histoire a fait qu’un dispositif qui était alors inédit apparaît aujourd’hui comme une réalité invraisemblable. Oui, les mineurs transférés sont l’expression sensible d’une période historique, comme le sont les rapports de la métropole avec elle-même, la vision que la France a d’elle-même, la façon dont elle se gère et s’administre, la manière dont elle façonne sa mémoire et dont elle la transmet. C’est probablement pour cela que cette histoire est longtemps demeurée souterraine alors que certains « enfants de la Creuse », ainsi qu’on les a nommés, souffraient en silence et cherchaient à connaître leurs racines. Ces jeunes Réunionnais ont d’ailleurs vécu dans d’autres départements : le Tarn en a accueilli 202, tandis qu’ils étaient seulement 197 dans la Creuse. Pendant près de vingt ans, cette politique de migration a abouti au transfert de 1 615 mineurs réunionnais vers les territoires ruraux métropolitains de plus de soixante départements. Il a fallu attendre 2002 pour que le silence laisse place à la colère d’un homme, qui a relevé, au fond, les paradoxes successifs de notre république. Près de quarante ans après la création du BUMIDOM, le Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer, Jean-Jacques Martial dépose plainte contre l’État français, une plainte « pour enlèvement et séquestration de mineurs, rafle et déportation », assortie d’une demande de réparation afin de faire connaître son histoire et celle de certains autres. Pourquoi cette plainte ? À la suite de recherches généalogiques, Jean-Jacques Martial apprend brutalement les conditions de son transfert vers la Creuse et son véritable nom de famille. Lui qui se croyait orphelin découvre qu’il possède une famille à La Réunion. Suivent d’autres plaintes. Certaines d’entre elles sont relayées par des associations de Réunionnais qui se qualifient de « déportés » et demandent réparation. Ces plaintes remontent même jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, mais toutes échouent. C’est un nouveau coup dur pour ces enfants réunionnais qui n’arrivent pas à faire le deuil d’une histoire familiale complexe vécue entre La Réunion et la métropole. Les demandes de réparation se multipliant, la ministre de l’emploi et de la solidarité, Élisabeth Guigou, demande alors à l’Inspection générale des affaires sociales de procéder à une enquête « sur la situation d’enfants réunionnais placés en métropole dans les années 1960 ». Dans les conclusions de son rapport publié en octobre 2002, l’IGAS considère que cette « politique de migration des pupilles » répondait avant tout à une réelle urgence : sortir les jeunes enfants réunionnais de la misère qui, dans les années soixante, touche l’ensemble de l’île et qu’accompagnent l’insalubrité, l’illettrisme et le chômage. À la même époque, les pouvoirs publics français sont confrontés à une explosion démographique inquiétante dans le département de La Réunion. Ils ont fait l’analyse que l’île ne peut plus supporter un taux démographique aussi fort sans risquer de plonger encore plus profondément dans la misère. Face à cette situation d’extrême pauvreté, l’État se devait d’agir pour améliorer les conditions de vie des Réunionnais. En plus de mettre en place un programme de développement économique et social adapté, les pouvoirs publics, sous l’impulsion de Michel Debré, se sont tournés vers une politique de migration jugée à l’époque bénéfique à la fois pour l’île et pour la métropole. Elle concerne aussi bien les adultes que les adolescents et les enfants. En fait, la France métropolitaine, qui connaissait alors le plein essor des « Trente Glorieuses », se trouvait face à un besoin urgent de main-d’œuvre qualifiée. C’est au même moment, et pour les mêmes motifs, que mon propre père a quitté sa Mayenne natale pour s’installer dans le Tarn comme ouvrier agricole dans le cadre de l’Association nationale de migration et d’établissement rural, l’ANMER. L’éloignement de ces enfants se justifiait également par la faiblesse des établissements d’accueil de La Réunion pour prendre en charge les enfants qui avaient besoin d’aide. Nombreux sont ceux qui préfèrent, aujourd’hui, résumer cette politique de migration à un simple déplacement du « trop-plein » vers le « trop-vide ». L’argument selon lequel la migration des enfants réunionnais aurait servi à compenser l’exode rural que connaissaient certains départements comme la Creuse ou le Tarn, est une explication ex post. Avancé comme une dernière justification à l’intérêt du placement de ces enfants en métropole, un tel argument reste réducteur et ne rend pas bien compte de l’intérêt du travail effectué par le BUMIDOM. La mobilité a toujours été et restera encouragée non seulement par La Réunion, mais aussi par les autres départements d’outre-mer. Il faut rappeler que La Réunion connaît aujourd’hui un taux de chômage de 30 % en moyenne et de près de 60 % chez les jeunes. Favoriser la mobilité vers la métropole, entre autres destinations, a toujours été l’une des lignes directrices de la politique envers les départements d’outre-mer, pour permettre à certains de leurs habitants de trouver un emploi et d’avoir une vie meilleure, et éventuellement de revenir ensuite dans leur département d’origine pour faire profiter ceux restés sur place des expériences vécues en métropole. Nous connaissons ce même phénomène avec nombre de nos jeunes compatriotes métropolitains qui se rendent temporairement à l’étranger puis reviennent en France. L’objectif du BUMIDOM était le même dans les années soixante, à une époque où La Réunion se trouvait dans une situation économique encore plus désastreuse qu’elle ne l’est malheureusement aujourd’hui. Dans ces circonstances, prenons garde aux calculs politiciens et veillons à ne pas faire, au travers de ce débat, un injuste procès d’intention à Michel Debré, père de la Constitution de la Cinquième République au parcours courageux et exemplaire, qui mérite notre respect républicain. Cette politique se fondait finalement sur un principe unique : la nation ne faisant qu’une, ses enfants, quelles que soient leurs origines, en étaient les contributeurs naturels. Mais cette idée très légaliste de la nation faisait malheureusement peu de cas de la psychologie de l’enfant. Différents récits de ceux qu’on a appelés les « enfants de la Creuse » nous touchent tous profondément et nous révoltent. Je pense notamment au récit poignant de Jean-Jacques Martial, qui évoque l’enfance heureuse qu’il aura vécue jusqu’à ses sept ans, avant que « la deux-chevaux de la DDASS » l’arrache à sa terre natale. Je pense aussi à Jessy Abrousse, cette femme qui tente depuis des années de recomposer son passé, alors qu’elle a subi avec son frère et sa sœur les mauvais traitements de sa famille adoptive. Il est évidemment primordial de comprendre comment de tels abus ont pu se produire durant cette période. Cependant, n’oublions pas trop vite que de nombreux expatriés, notamment des enfants, ont trouvé leur place en métropole et ont été accueillis avec amour et attention dans des familles métropolitaines. J’en connais quelques-uns dans le Tarn. Il faut donc rester vigilant et éviter de tomber dans des généralisations qui desserviraient le combat des ex-pupilles réunionnais. Le rapport de l’IGAS conclut finalement à l’absence de faute des services sociaux et de l’État et propose le financement d’un billet d’avion aller-retour pour celles et ceux qui souhaiteraient revoir leur île natale. C’est une première avancée pour ces enfants qui souhaitent connaître leur histoire. Personne n’est sorti indemne de ce sursaut de l’Histoire, ni les Réunionnais ni les métropolitains qui, pour la plupart, ont découvert les faits avec effroi en 2002. Heureusement, cette histoire n’est pas tombée dans l’oubli, notamment grâce au travail de mémoire entrepris par le département de La Réunion. Le 20 novembre 2013, à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’enfant, la présidente du conseil général de La Réunion, Nassimah Dindar, dont je tiens à saluer l’engagement sans faille sur cette question, a réuni certains de ces enfants dits de la Creuse, les associations et les élus pour commémorer le cinquantenaire de l’histoire des ex-pupilles réunionnais. À cette occasion, elle a inauguré à l’aéroport Roland-Garros une sculpture réalisée par l’artiste Nelson Boyer, à travers laquelle est enfin reconnu l’exil des enfants. Cette stèle est un symbole fort dans ce lieu emblématique qui fut le point de départ et le point de retour de ces enfants. Nous devons saluer et encourager ce travail de reconnaissance. Chers collègues, vous avez choisi de présenter cette résolution à quelques semaines d’échéances électorales. On peut se demander si ce moment est le bon pour évoquer un sujet aussi difficile. On peut assumer le passé sans pour autant en faire un destin. On peut aussi assumer le passé sans en faire le prétexte du ressentiment et de l’exclusion. Les Réunionnais déplacés pensent, à juste titre, que la lumière doit être faite sur cette période de leur vie, sur cette enfance dont certains considèrent qu’elle leur a été volée. Ces ex-pupilles réunionnais, devenus adultes et parents à leur tour, ont le droit de transmettre une histoire à leurs enfants. Mais soyons prudents avec la mémoire et avec les vies dont nous parlons. Ne passons pas de la nuit au jour, comme si tout était simple. Parlons des vies et des familles au cas par cas. Prenons soin de ne pas mettre le trouble là où il n’existe pas. Et même s’il ne s’agissait que d’une saine intention, pourquoi ne pas passer au préalable par un approfondissement de cette histoire ? Commençons par privilégier l’échange, le dialogue, plutôt que de passer une nouvelle fois par la lame brutale de l’histoire officielle édictée par le Parlement. N’oublions pas, enfin, que notre vote, que cette résolution seront observés et analysés. Ce n’est qu’une fois ces approfondissements effectués que nous pourrons examiner ensemble les moyens concrets – car il faut du concret – à engager pour la mémoire de ces enfants, de ces parents, de ces histoires qui doivent décidément être celles d’une façon d’écouter et d’accueillir la vie. Nous sommes à l’heure des réconciliations et des réparations. C’est un moment important que nous ne devons pas négliger, au risque de discréditer cette dramatique histoire. Une mémoire collective se construit non pas dans la rapidité, comme le laisse supposer cette proposition de résolution, mais progressivement. Ne prenons pas le prétexte de la commémoration du cinquantenaire des enfants déplacés pour faire passer une telle résolution ! L’histoire est grave, et elle mérite que nous la traitions en profondeur avant d’établir les responsabilités des uns et des autres. C’est pourquoi le groupe UDI ne prendra pas part au vote.